Janvier-Février

Lundi 9 janvier
La nauséeuse année 1994 a fichu le camp, bien m'en fasse. J'espère que celle-ci laissera germer quelques positives orientations. Un peu, un chouïa de béatitude ronronnante, juste pour reposer les nerfs, voilà mon vœu le plus ardent.
Heïm va très mal physiquement, et le moral n'est pas meilleur. Les trahisons, les crasses, les échecs de ses proches l'indignent, l'affectent au plus profond, jusqu'au prix de sa vie. A la tête du mouvement, Sally s'est illustrée dimanche dernier par une nouvelle provocation. En plein repas familial, elle est appelée au téléphone par une accointance professionnelle et s'absente un long quart d'heure sans la moindre gêne. Attitude inacceptable ou inconscience de la situation dramatique à ne surtout pas attiser par ses faiblesses et ses frustrations imbéciles. A moins que l'effronterie n'aille jusqu'à l'intention de nuire.
Pondu enfin ma première chronique pour le gratuit de Maryline R. :


Brûlant hommage à Bruni

Mon premier grattage pour ces pages devait imploser par la cristallisation des méfaits actuels. L'engorgement des af­faires foireuses, des piètres deli­rium politiques, des ras de crasse toutes catégories aurait soulagé sans peine mon besoin de charcutage pam­phlétaire. Non, point.
Bien que rarement éclairé par Big Média cathodique, je focalise ma plume sur l'image d'une âme incarnée dans un corps sirènéen.
Carla Bruni chez Laurent Boyer sou­lage une petite heure mes fureurs douloureuses sur les glauques qui transmuent notre terre en vieille croûte pustu­leuse. La féminité de la demoi­selle se conjugue à une lucidité sans concession et à une généro­sité sans parade. Le bonheur épuré nous irrigue à la seule vue du top mo­del.
Peu importe les ronchons frisottés qui fusillent nos Schif­fer, je suis moi d'instinct porté vers la beauté et non la diffor­mité, comme vers la construction et point le saccage, l'intelligence et non l'oligophrénie, l'authenti­cité et point la révolte de tiroir-caisse.
Je ne connais rien de la belle Bruni, et je n'inscris que les impressions brutes comme pour une première ren­contre. Pas une once de lourdeur, d'incon­gruité, de complaisance ou de vulgarité dans toute sa prestation. Féminité, légèreté, grâce, humour, sens de l’auto­critique, et j'en passe. Peut-être ai-je été berné comme un primaire couillon, mais avec quel ta­lent ! Il faudrait alors ajouter à ses dons la génialité.
Vraie prouesse de varier les attitudes et les propos en maîtrisant chaque émanation de soi. D'une chansonnette murmurée dans un timbre envoûtant, à la bataille de polochons improvisée, en passant par la petite course en plein air hissée sur les épaules du gentil Boyer, les facettes étonnantes de la jeune femme se confirment dans son discours sur le mariage, son mé­tier, les hommes, son avenir, ses pa­rents adorés, etc.
Panégyrique s'il en est. La passion reste ma règle de la haine à la su­blimation. Exit les pâlots du cortex !

Démocrite Plancton

Samedi 21 janvier
17h44, train en partance pour Laon.
Mollasson depuis ce début d'année, je n'ai pas beaucoup fréquenté ces pages. Aucun état créatif, je me trouve fade. Si l'heure des grandes résolutions s’annonçait, je me promettrais le nettoyage intégral de mon existence et la refonte totale de ma psychologie. Les notions de courage, d'intégrité, de passion, de rigueur, de pétillement, de transcendance doivent éclairer de nouveau mes horizons. Aux échoués les amertumes, les regrets et l'effondrement progressif de la personnalité.
Malgré les tourments que je traverse, mille projets s'offrent à moi. Je ne peux laisser défiler les années et voir poindre la trentaine sans réaction salvatrice. Hardi mon gars ! secoue-toi les grelots sur tous les fronts.
La seru et Odilivre, en cours de liquidation, ont fait l'objet d'un avis de vérification de comptabilité. Lundi dernier je me suis rendu en compagnie de deux inspecteurs des impôts à la spga, société chargée par le mandataire-liquidateur de conserver les archives des deux sociétés. Plutôt allergique à l'univers fiscqueux, j'ai trouvé les deux hommes sympathiques et compréhensifs. J'espère que leur rapport confirmera cette première impression.
Après un passage d'une journée à Au, je me suis rendu au Lude, petite commune de la Sarthe. Nous sortons fin janvier un ouvrage sur l'histoire de la ville et de son château. Très touristique l'été, la commune hiberne en hiver. J'attends avec appréhension les résultats de mon action commando pour sponsoriser notre projet.
Dès le jeudi, je me rends à Rouen, notamment pour enregistrer une interview à Radio-France Normandie. La promotion de La Terreur à Rouen suit son cours, dans l'attente de ventes conséquentes.
Revu Aurore. Quelle agréable jeune fille. Je suis malgré moi toujours un peu amoureux d'elle.

La tentative d'ébullition des débats politiques en vue de l'élection présidentielle n'a pas dépassé le microcosme concerné. Les branle-bas de combat ne suscitent pas plus qu'un pas de charentaise. Un sujet plus vivifiant, tout de même, perce un bout de la pellicule figée. Balladur et Chirac nous concoctent un classique du théâtre de boulevard, ce qui colore leur prétendu sacerdoce pour la France d'un plus éclatant artifice. Combien le Grand de Gaulle aurait corrigé les responsables de ces enfantillages !
A gauche, les prétendants au trône élyséen n’inspire rien de salvateur : Jack Lang en proie à des parcelles de lucidité sur ses capacités de meneur légitime ; Henri Emmanuelli et ses courbes faciales qui le rapprochent irrésistiblement du patibulaire ; Lionel Jospin à l'antipode du précédent, mais qui semble trop translucide pour résister à l'épreuve suprême ; Robert Hue du pcf, idéal en nain de jardin, inimaginable en Chef de l'État. Esquisses faciles de quelques gourmands du pouvoir, peut-être. Mais à écouter leur rabâchage sur les réformes à accomplir, les desseins à projeter, les priorités à traiter, je les soupçonne d'une plus insidieuse facilité : celle de la démagogie ronflante qui berce le bon pôple intelligent, éclairé et travailleur insistent-ils ; ben voyons...
Impuissant face à ce système, même en usant d'une violence isolée et suicidaire, je laisse ces quelques incisions pamphlétaires sur les trompeurs de la Marianne à la raie publique.

Dimanche 4 février
Je suis un habitué des retrouvailles inattendues.
Vendredi 27 janvier j'assiste, comme à l'habitude, aux travaux dirigés de 18h à 21h. Le droit fiscal des affaires se déroule sans incident, moi d'une humeur un peu renfrognée. Un quart d'heure après le début du cours de comptabilité, matière abhorrée, j'entends la porte de la salle s'ouvrir et une petite voix qui s'excuse auprès du chargé de TD.
Je reconnais le timbre, je me retourne d'un coup, sans y croire : Kate !!! Là, devant moi. Nos regards se croisent, des rougeurs montent en nous. Elle vient pour une remise à niveau, de manière exceptionnelle. Nous ne nous étions pas revu depuis notre rupture, en octobre 1993.
Difficile pour moi de me concentrer pour le cours. Nous discutons une dizaine de minutes à la fin de la séance.

Lundi 13 février
Il est 1h33 en ce lundi naissant. Je sors de deux heures et demi d'une lecture avide et bouleversante.
Sur ma demande empressée, quelques jours auparavant, Monique m'a donné hier soir un gros dossier bleu contenant les feuilles volantes de Grand-Mère est morte écrites par François Richard. Heïm nous avait vanté l'extrême qualité du texte et de l'homme (son ami) qu'il révèle.
Je suis encore tout retourné par cette plongée au cœur du drame familial. L'écriture de François tourneboule le curieux qui s'y attarde et ne le lâche plus. Je suis littéralement bercé, puis brusqué, ému et attendri, grave et enchanté par le récit d'un homme aux fibres authentiques, épuré et multiple dans son approche de l'événement morbide et du rite qu'il entraîne, des doutes et des obsessions qu'il suscite. La pâte humaine, les rapports humains multiples à décrire, les émotions et les sensations à transmettre, toutes les alchimies complexes du cœur, de la raison et de l'âme sont transcendées par cette expression d'honnête homme, à l'assise culturelle inébranlable, qui atteint la vraie simplicité : celle qui va de soi et grandit l'intelligence de l'être.
Je croyais rejoindre le sommeil, mais cette lecture, encore sonore dans mon crâne, avive mes sens. J'éprouve, sans pouvoir l'expliquer correctement, un bonheur profond de vivre après avoir dévoré ce texte, dans un genre littéraire que j'affectionne de plus en plus, le témoignage presque sur le vif. Mais pour toucher dans le mille, le témoin doit être impliqué sans retenue et présenter des qualités humaines fondamentales : intégrité, fidélité, honneur selon le triptyque heïmien.
Peu d'ouvrages m'ont à ce point accroché les tripes. La Lettre de Heïm bien sûr et avant tout, fabuleuse aventure d'écriture et vertigineux révélateur d'un homme d'exception ; Léon Bloy, Céline, Léautaud et Antonin Artaud avec son Ombilic des limbes. C'est à peu près tout.

Mercredi 22 février
0h21. Dans tous les domaines les événements s'accumulent aux quatre coins d'une mémoire défaillante. Je ne me consacre plus tellement à l'écriture, mais bien plutôt, dès qu'un instant à l'échappée se présente, à la correction approfondie de ce qui existe déjà et que je rassemble sous le titre Un gâchis exemplaire.
La dernière révélation sur la folingue Alice et son balourd hippo Leborgne conforte l'idée d'une paire de fripouilles malhonnêtes de petite envergure.
Depuis le 7 octobre 1994, par contrat déposé chez maître Xavier D., notaire à Chartres, les compères se sont unis pour le pire sous le régime de la séparation de biens. Mlle B. dite Heïm, épouse Leborgne : nouvelle identité de la Alice morte que j'inscris sur la notification d'injonction de payer qu'un huissier de Péronne lui signifiera dès la semaine prochaine. Pauvre fille, elle a piétiné tout ce en quoi elle croyait. C'est devenu une coque vide sans plus aucune résonance humaine.
Je viens de reprendre la rédaction de ces pages à la gare de Laon, adossé aux consignes faute de siège mis à disposition, après avoir passé un repas-catharsis avec Heïm et Karl. Quelle extrême et prodigieuse chance d'avoir pu connaître Heïm. J'emmerde l'univers réticent face à la richesse incommensurable de son apport pour celui qui a l'honneur de partager une partie de son existence. Et je conchie à nouveau tous ceux qui me sous-entendraient le contraire.
Formidable passage à Cambrai cette semaine. Mon nouveau projet : ressusciter l'œuvre de l’aumônier Thénard, Quelques souvenirs de la Terreur à Cambrai. Jacques Neveu, jeune sénateur, conseiller régional et, seulement, adjoint au maire pour cause de cumul de mandats, est enthousiasmé par cette initiative culturelle. Il me donne son accord pour rédiger une préface à l'exhumation.
La conservatrice de la bibliothèque municipale me confie sans hésiter l'original de 1860, pour que nous en disposions. Je découvre une gravure intitulée Les formes acerbes, cynique représentation du tyran Joseph Lebon entre deux guillotines, juché sur un monceau de cadavres sans tête, et qui s'abreuve du sang de ses victimes. Voilà l'illustration toute désignée pour la couverture de la réédition.
Rencontre avec le père Croquelard, directeur de l'institut de lettres et d'art de l'université de Valenciennes. Il m'informe que sa thèse attend d'être publiée depuis vingt ans, alors que tous les chercheurs qui l'ont suivi s'en sont allègrement inspirés. Le tricentenaire de Fénelon à Cambrai, célébré en septembre prochain, et auquel il consacre un chapitre, serait une occasion unique d'accéder aux volontés de l'archiviste de l'archevêché de Cambrai. Le tissage des rencontres, et les perspectives qu'elles offrent, sont une garantie, certes fragile mais réelle, de la bonne poursuite de mes objectifs. En attendant la suite...
Avec quelques Bisons flûtés et quelques Martini dans le corps, je me suis accordé un petit roupillon dans le train qui me ramène vers Paris. Dès demain je repars pour Rouen afin d'enregistrer une émission à France 3 Normandie consacrée à l'ouvrage de J. Loridan que nous venons d'exhumer.
Plus alerte, je reviens quelques instants sur le couple Alice-Leborgne. Lorsque le 5 septembre 1994 Alice annonce sa relation avec le Grand tout mou, je suis intimement persuadé que son projet marital est déjà planifié. Durant des mois, elle et son compagnon auront menti à tous les gens auxquels ils se disaient liés, n'hésitant pas à dévaliser la maison de Hermione fin octobre. Lâche trahison et lamentable fuite. J'éprouve un profond dégoût pour ces tristes personnages de mauvais boulevard. La célébration du sordide accouplement s'est effectuée à la Mairie du quinzième arrondissement le 21 octobre 1994, après avoir pris la décision de se domicilier rue Bargue chez le compère Rentrop, sans l'en avertir.
C'est à se racler la gorge avant de dégobiller. Que restera-t-il de ce couple grotesque : strictement rien qu'un sale souvenir, et une déchirure de plus au fond du cœur de ceux qui ont aimé la petite princesse aux longs cheveux blonds.

Oublié de noter mon entrevue le 9 février avec l'écrivain Madeleine Chapsal qui m'a très aimablement reçu chez elle. Elle accepte de préfacer la réédition de l'ouvrage rebaptisé Eymoutiers pendant la Révolution écrit par Léon Jouhaud. Elle me fait don de plusieurs de ses livres. Parmi eux, Envoyez la petite musique... qui rassemble ses interviews des plus grands écrivains de ce siècle comme Céline, Sartre, Montherlant, Prévert, Breton, etc... Femme d'une soixantaine d'années, première épouse de J.-J. Servan-Schreiber, à l'Express pendant vingt ans, membre du jury qui décerne le prix Fémina, elle semble sympathiser avec moi. Agréable moment de découverte en tout cas.
Actualité chargée. Le translucide Jospin reprend le fanion socialiste pour les présidentielles ; Chirac se démène pour rattraper son Balla abhorré ; le Premier ministre-candidat patauge dans une affaire d'écoutes télépho­niques mijotée puis claironnée à grands coups de médias par je ne sais quel ennemi. En fait, pas si chargée que ça l'actualité intérieure.

Jeudi 23 février
Petit texte sur les œuvres organiques du vétérinaire Fragonard, cousin du peintre :
Détraqué dans les recoins de mon caractère, j'apprécie comme une morbidité nécessaire les écorchés vifs de l'autre Fragonard. La contemplation d'un cadavre figé par les résines colorées inspire ma fibre délétère. La persistance d'un regard atrophié d'étincelle, mais sublimé par sa fixité d'outre-tombe. Le crâne, le visage, révélés dans leur sculpturale expression. Le sourire écharpé dans l'attente d'une résurrection qui jamais ne le frôlera. Les corps se dressent dans une raideur extatique, projection d'une vivance abandonnée pour l'esthétisme pétrifié.
Ni dieu ni diable n'ont voulu de mon âme aujourd'hui. Ce matin, pourtant, l'occasion était bonne. Vers 9h30 je traverse le boulevard Brune qui débouche sur la porte de Vanve. En une fraction de seconde je prends conscience qu'une voiture fonce sur moi, mais trop tard : choc contre le mollet de la jambe gauche, éjection au-dessus du sol et chute sur l'asphalte. La jeune femme au volant croyait pouvoir passer à l'orange et a accéléré sur sa lancée. Je me relève aussitôt, comme euphorique d'être encore en un seul morceau, et je lui fais signe que tout semble fonctionner. Je lis l'affolement dans son regard fixe.
Un motard s'arrête et me dit : « J'ai tout vu, elle est passée au rouge ! Si vous avez besoin de moi... » et il m'inscrit sur un bout de papier ses coordonnées. Un passant me laisse sa carte de visite si j'ai besoin de son témoignage. Une vieille dame s'inquiète de mon état.
J'agite les jambes, je tourne en tous sens la tête, j'étends les bras pour vérifier qu'aucune douleur ne se manifeste, l'émotion passée.
La jeune femme reste un long moment comme prostrée sur son volant. Elle me rejoint enfin pour s'informer de mon état. Coup de bol absolu : le choc à 60km/h ne m'a laissé qu'une infime égratignure sur le mollet, sans plaie ni hématome. Tout semble aller bien. On me conseille malgré tout d'aller à la pharmacie d'en face pour vérifier le fonctionnement de base. La pharmacienne m'indique l'hôpital Saint-Joseph tout près pour passer une radio de la jambe. Je m'y rends avec la jeune femme de la voiture. Le résultat confirme l'absence de traumatisme. Le seul dommage apparent : deux centimètres carrés de velours noir râpé à mon pantalon.

Mars/Avril

Samedi 18 mars
Je délaisse, à nuitée, l'obèse Lutèce pour rejoindre Laon l'aérienne. Karl doit me pêcher sur le quai, avant que je me détrempe sous une maousse saucée venue du ciel.
Je suis avare d'écriture ces temps-ci. La combinaison d'une inspiration flageolante et d'un planning surchargé par mes dossiers littéraires, mes épreuves orales délestées, dont je sors depuis peu, et mes diverses rencontres amicales obstruent toute diversion.
Ce soir, je force ma tendance, face à une actualité politique, judiciaire et économique saillante.

La campagne présidentielle nous offre une dramaturgie puissamment entretenue par Big Média. La terreur sondagière encense, puis décapite, sans discussion possible, les prétendants de la Marianne gérontophile. Édouard Balladur, hier porté aux nues, n'a plus qu'à ruminer sa déchéance annoncée. C'est tout juste s'il ne va pas être mis en examen pour avoir cru en sa destinée nationale et en la qualité de son bilan gouvernemental. Je ne me souviens pas que le fond idéologique soit autant passé par l'opportunisme d'une carrière à assurer.
Chirac, nettement plus charismatique que son ancien compère, joue le bon père aux vertus sociales. Peu importent les contradictions notoires, les trahisons à la mexicaine version Sergio Leone, la foire aux jeux de massacre est ouverte.


Mercredi 29 mars
Dans le train de Reims en partance pour Lutèce, je suis bougon et passablement sur les nerfs.
Un rendez-vous avec une collaboratrice du maire de Sillery pour notre projet d'exhumation d'un magnifique ouvrage sur l'histoire de la localité. L'entretien s'amorce favorablement, mais je sens bien n'avoir affaire qu'à une subordonnée. Elle m'informe de la présence du premier magistrat de la ville. Faisons-le monter que diable ! je m'exclame in petto. La belle opportunité que voilà. Un peu d'attente et voilà que paraît une contrefaçon physique du comédien Victor Lanoux, plus doux d'expression.
D'un coup le tableau se noircit : la réédition de cette œuvre ne figure pas dans leur priorité. Le jus ne passe pas, en clair. Suivent la flopée de justifications diplomatiques et la pommade réparatrice pour mieux faire passer la pilule. Leur priorité, dans la décennie qui vient, c'est qu'un érudit du coin rédige l'histoire contemporaine de Sillery. Là, quel pied ! En revanche, mettre de suite à la portée des habitants le lointain passé de leur terre, zob, nenni dans la foufouille et pour le patrimoine local. La ville restera avec son unique exemplaire de l'original exposé à l'entrée de la mairie, impalpable dans sa reliure de cuir.
Moi j'aurais gâché mon temps, compensé tout de même par les recherches fructueuses menées à la bibliothèque municipale de Reims et le prêt par son conservateur de l'original du livre de Maurice Dommanget, La Révolution dans le canton de Neuilly-Saint-Front, qui doit paraître en avril.
Hier, discussion toute l'après-midi avec Heïm, dans un enivrement enchanteur. La dimension personnelle de ses confidences et de ses interrogations m'a touché au fond.


Mercredi 6 avril
Levé à cinq heures pour renifler à nouveau l'obèse Lutèce. Depuis le week-end dernier, je n'ai plus de Purgatoire. La transaction tentée avec la Sagéco pour conserver cet appartement parisien n'a pas abouti. Leur chef du contentieux, un malin, ne voyait aucun inconvénient à ce que je leur règle les dettes locatives accumulées, que j'occupe de fait les lieux, mais ne pouvait me signer un contrat à mon nom. Le bail de Maddy ayant été judiciairement résilié, la négociation aboutissait à ce que je tende mon derrière en espérant ne pas recevoir le coup de panard expulsatoire. Trop risqué, vu l'interlocuteur.
Premier drame à Au depuis notre installation. Maurice M. a rendu l'âme dans la nuit du quatre au cinq avril. Il ne reste plus qu'une hideuse carcasse cadavérique que Heïm est allé embrasser hier, en hommage à l'affection et à l'admiration que Maurice lui témoignait.
Maurice a été l'un des premiers employés de Heïm au château. Il a participé activement à la renaissance de cette propriété qui lui doit une parcelle de sa magnificence. Usé par l'alcool et par ses problèmes familiaux, le bougre n'a pas résisté. A 55 ans, son foie a éclaté.
Vendredi, à 15 heures, Heïm assistera, avec Vanessa et Hubert, à la messe funéraire donnée à l'église du village.
Le premier tour des élections présidentielles nous réserve de bien flasques surprises. La tendance gesticulatoire des quelques tribuns en lice nous fait presque regretter Fanfan mité.
A propos du chef de l'État sortant, Heïm nous a rapporté le contenu d'un ouvrage détonant commis par l'ancien député Pesquet, principal instigateur du faux attentat de l'Observatoire contre François Mitterrand en 1959.
L'homme aux deux septennats, lorsqu'il assumait les fonctions de ministre de l'intérieur, avait rassemblé suffisamment d'éléments pour décapiter le père de l'éna, Michel Debré, futur artisan de la Constitution de la Ve République. Pas un mince gibier donc. Debré, mis au parfum, vint pleurnicher dans le bureau du ministre, le suppliant de ne pas révéler l'affaire.
Quelques années plus tard, ce même Debré, le vent en poupe, décide d'achever politiquement le Mitterrand en phase descendante. Il charge son ami Pesquet d'amener le futur Président à la bonne idée d'un faux attentat qui pourrait le remettre à l'avant-scène médiatique. « Il faudrait faire en sorte que l'idée vienne de lui » comme dans le film L'aile ou la cuisse de Zidi. Pesquier remplit sa mission d'approche et de suggestion, et c'est Abel Dahuron, cousin par alliance de Heïm, qui sera l'organisateur pratique de l'attentat. Celui-ci sera bien évidemment révélé très vite comme un faux.


Samedi 8 avril
Peu importe ce qui subsistera de mes griffonnages, lorsque les vers m'auront bouffé jusqu'au trognon, ne compte que le plaisir malade que je m'accorde à ces instants. Je m’attache à décom­po­ser, déstructurer les situations pour dégorger la purulence que je cultive depuis tout petiot. Ma misanthropie s'épanouit sur une incapacité à satisfaire de piètres plaisirs.
Foutre au fond.
Rencontre fortuite avec le professeur Choron.
Grosse daube au fond de la gorge qui obstrue toute inventivité.
Combiner l'élimination de la crasse humaine avec les techniques raffinées du siècle.
De l'emmurement à l'écartèlement, de la décapitation à l'égorgement, des tripes à l'air à l’écharnement le plus ignoble : la satisfaction de dénicher son péché mignon.
Ma constitution mentale, en proie aux malheurs, m'incite à fixer ma détermination vers l'acte le plus hideux.
Les rogatons de la vie m'incommodent.
Il suffit qu'une humanité se dégage d'une figure pour que mon innommable nature, encline à l'abominable, s'apaise.
D'où l'émotion authentique peut-elle émaner ? Limoges fourmille de demoiselles charmantes, rayonnantes, magnifiques, de tous côtés : leur regard témoigne de ces qualités premières qui les animent.
Comment accrocher un instant éphémère où l'on croît déceler quelque chose ? Grosse foutaise dans le fion, rien n'est possible quand l'immonde m'anime.
Je m'étripe au pilori, sans pouvoir m'extraire d'un avachissement odieux. Dangereux pour les autres. Peut-être qu'un jour une rupture de personnalité me fera glisser vers un petit massacre individuel.
Je m'ingurgite une Poire Williams, puis une vodka, pour supporter la mauvaise allure de mon âme et l'insupportable légèreté des alentours.
Pitoyable environnement qui ne peut me convenir. Sur le mur de la gargote enjolivée, de grosses inscriptions du professeur : « A Limoges, ville de cons et de porcelaine ». Je l'étreindrais le Choron à sodomiser.
La limite humaine, dans mon cas d'espèce, ne devrait pas être testée, de crainte d'aboutir aux plus extrêmes réactions.
L'écriture est le seul moyen trouvé pour que je ne devienne pas un barbare, une ordure violente, sanguinaire. Je comprends mieux mon malaise, lorsqu'on me décrit des plaies sanguinolentes. C'est un goût profond et refoulé pour le sang à verser, pour traquer la viscère à répandre. Délire m'objectera-t-on ? Flasques du tronc et du cortex : rien à tirer des verbalisateurs sans épaisseur humaine.
L'absolu, cette quête, peut exister dans l'enflement négatif de sa nature. Déviance certes, mais l'intégrité est le respect sans concession de ses objectifs. Je ne tiens à aucune sorte de relation. Je conchie la convivialité, ma gerbe atteindrait les cieux, si la convenance ne m'obligeait au jeu social.
Eviter de finir trop vite cadavre.


Dimanche 9 avril
Je quitte Limoges en compagnie d'un nombre conséquent d'auteurs qui ont participé au salon du livre. Le paysage aux formes arrondies défilent avant que l'obèse Lutèce ne m'ouvre son antre nauséabonde pour la nuit.
L'aberration de ce que j'ai écrit hier ne laisse aucun doute, je l'espère, sur la caricature d'un état morose, passagèrement dégradé. Un jeu d'écriture et de delirium, c'est tout. Quoique...


Samedi 22 avril
Comme une estafilade éphémère, le tgv traverse mon pays à destination de Montpellier. Trois jours pour concentrer ma tendresse à une grand-mère adorable, mais fatiguée par la sédentarisation imposée et la monotonie du quotidien.
Benjamine à la maison des chenus de Fontès, digne pour sa survie, lucide pour son intégrité, elle ne s'acclimate pas aux hurlements nocturnes, aux stigmates de la décrépitude, aux débilitantes mimiques des trognes fripées, à la mouvance pénible de corps plus terrestres que jamais, aux dérives de comportements, signe non plus de singularités roboratives, mais de l’atroce déliquescence d'esprits en sursis.
Ce samedi soir, promenade entre chien et loup dans les rues de Fontès. A la veille du premier tour des élections présidentielles, je goûte au silence du petit village. Assis près de l'église moyenâgeuse, les mains un peu engourdies, je trace sur un papelard plié ces quelques signes peu inspirés.
Cette tendance à déambuler seul, suivant l'instinct, me réserve parfois d'extrêmes émotions.
Reprendre conscience de l'espace-temps naturel, écouter les bruissements démultipliés de la faune nocturne, regarder le cimetière magnifique aux cyprès bien rangés, là où repose mon grand-père. Une petite boule d'angoisse germe en songeant au temps trop bref accordé.
Ici, en cet antre ouvert sur les cieux, à la minute où je ne distingue plus l’extrémité de ma plume, j'aborde une certaine forme de quiétude.
Retour au centre du village. Les pas crissent. L'artère centrale éclairée comme un boulevard parisien. Seules vies sur l'asphalte : quatre jeunes près d'une Renault cinq rouge, la sono poussée au max, les basses vrombissantes, programmes identiques à ceux de l'Aisne et de l'obèse Lutèce : techno, daube de premier choix qui excite le branleur de médiocre acabit. Trépidation quand tu nous mènes...


Vendredi 28 avril
Suite des impressions sur le Traité de chevalerie [L’Eternel masculin] de Jacqueline Kelen :
L'inextricable avachissement de l'Occident démocratisé justifie pour le commun l'impossible référence à certaines conceptions d'existence.
Comment promouvoir le sens de la loyauté, le devoir d'assainir son terreau pourri. Bâtir ou saccager, pourquoi se cantonner à la molle compromission ? Un illuminé a griffonné sur un mur près de la docte Sorbonne « Pille, vole, tue, mais ne vote pas ». Enfin un conseil raisonnable.
L'intolérable crasse ambiante porte à cultiver le sens guerrier et toutes les vertus qui s'y accolent.
Sagesse du propos vaut mieux qu'outrance éperdue, soit. Mais une nouvelle hiérarchisation des valeurs s'imposera difficilement, si le soutien a la forme d'un intellectualisme doucereux.
Sans ambages, édifier de nouveaux réflexes aux antipodes du discours gélifié des prétendants élyséens.
Avant tout, l'impeccabilité d'une vie, avec ses combats et ses peines, ses victoires et ses échecs noblement assumés, ses folies enivrantes et sa profonde générosité, son instinctive intégrité et ses devoirs honorés, cet insatiable appétit de construire.



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Mlle Jacqueline Kelen
[...] 75012 Paris
Au, le 28 avril 1995

Chère Jacqueline,
C’est par la plume que je veux vous transmettre mon émerveillement à la lecture de votre Eternel masculin. Harassé de tous côtés par mille affaires, j’ai pris le parti de le découvrir progressivement, et non d’une traite sous la lune. Comme pour une fine gourmandise, je ne me presse pas, mais avant même d’avoir atteint le tiers, je tiens à vous témoigner mon enthousiasme.
La devise heïmienne dans laquelle je me suis reconnu depuis tout petiot est un hommage à ce que vous défendez : fidélité, intégrité, honneur - ni dieu, ni maître, ni Marx. Les axes fondamentaux qui ont bercé mes innocentes années ne dérogent pas à cette éternité : loyauté, courage, sens de la responsabilité, aristocratisme libertaire, sens de la dérision, générosité fondamentale et non paradante, etc. Le pèlerin, avec son bâton, à la quête de l’absolu reste un modèle fétiche.
Quel réconfort de savoir qu’un esprit féminin comme le vôtre, de cette qualité, de cette profondeur galvanisée, puisse exister en cette fin de siècle, et que d’autres se reconnaîtront dans vos écrits. Big Média n’aura pas réussi à imposer jusque dans les moindres recoins ses tics idéologiques et son Pote système. Ouf, ouf !
A la grandeur de votre vision s’attache et s’ajoute un amour absolu, presque jubilatoire, de la langue française. Toujours alerte, depuis la réflexion ou la narration la plus profonde, la plus détaillée, jusqu'à l’indignation sans concession. Votre style littéraire m’enchante. Voilà tout.
Panégyrique s’il en est, mon caractère pamphlétaire et passionné y est probablement pour quelque chose.
Brèves impressions instinctives pour une découverte en cours, je vous promets d’approfondir sitôt mon vagabondage entre vos pages achevé. (Pardon pour les éventuelles fautes, je vous écris dans un train à l’aube naissante.)
Au plaisir de vous lire, et avec toutes mes amitiés.

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Mai/Juin

Mercredi 10 mai
Quatorze années, au jour près, que François Mitterrand dirige notre pays. Quelle que soit la stature acquise par lui, ses qualités d'homme d'état et son épaisseur pour représenter la France, je ne suis pas fâché que l'alternance présidentielle fonctionne.
Le gaullisme, même imparfaitement incarné, est de retour à la tête des institutions. Jacques Chirac proposait la France pour tous, il vient d'avoir l’Elysée pour lui. L'acharnement a payé. Reconnu par ses proches comme un homme délicieux, d'une gentillesse authentique, son bonheur d'être élu aurait presque réjoui ses adversaires. Du haut de ses 1,89m, il n'hésite pas à grimper sur une chaise, à la fenêtre de son immeuble de campagne avenue d'Iéna, pour saluer le bon pôple en liesse.
Quelle sera sa capacité à mettre en œuvre son programme ? Bénéficiera-t-il d'un soupçon d'état de grâce ? La sale habitude des électeurs de dénigrer quelques mois plus tard ceux qu'ils ont portés au pinacle va-t-elle se confirmer ?
Une de mes craintes pour ce nouveau septennat était de voir la France perdre de son rayonnement dans le monde par le manque de représentativité de son nouveau président. Le nombre et la teneur des télégrammes de félicitations adressés à Jacques Chirac par les dirigeants des pays les plus divers rassurent. Seuls quelques états de la communauté européenne eussent préférés Lionel Jospin comme nouvel interlocuteur. Pour le reste, des Etats-Unis à l'Irak, de l’Iran à Israël, de la Chine au continent africain, ce ne sont que des désirs de poursuivre, d'intensifier ou d'améliorer leurs relations avec la France.
Me voilà bien sage et respectueux aujourd'hui. Le seul fait de nous avoir évité sept années de plus en compagnie socialiste mérite un tant soit peu de ménagement.
Après l'euphorie au soir du premier tour, les jospinistes s'étaient presque persuadés qu'une victoire les attendait. Un contentement objectivement injustifiable par ailleurs : le candidat socialiste, bien qu'en tête des prétendants élyséens avec 23 % des suffrages exprimés, rassemble 12 % de moins qu'aux élections de 1988. Certes il n'y a pas d'anéantissement, mais tout de même une sévère dégringolade. Le triomphe des vaincus n'aura pas longtemps résisté. Jospin lui-même a reconnu qu'il aurait relevé du miracle qu'il dépassât Chirac.
Côté perso, rien de bien passionnant. Les examens approchent et je dois limiter les dégâts. Mes projets éditoriaux se figent à l'approche des élections communales. Revu Kate, toujours aussi charmante. Elle envisage de se marier avant la fin de l'année. J'espère qu'elle trouvera un bonheur dans cette union. Pour ma pomme, le grand amour n'est toujours qu'une quête.
Au château, les combats s'intensifient.
Combat contre les saloperies semées par Alice et Leborgne, ce dernier venant d'être mis en faillite. Sans le blindage juridique réclamé par Heïm et mis en forme par Hubert, le château aurait été directement menacé, le mandataire-liquidateur réclamant la mise en vente des parts de la sci que l'épouse Leborgne possédait.
J'ai parfois l'irrésistible envie de débouler chez le couple d'escrocs et, cette fois, sans discussion préalable, de balancer une bonne paire de claques à Alice, et un bon poing dans la gueule fernandé­lienne de Michel.

Combat pour que les libraires et les collectivités locales nous payent ce qu'elles nous doivent (plus de 500 000 F). Combat pour que Hubert devienne conseiller municipal à Au. Combat pour que la propriété resplendisse. Le maître mot de Heïm est de gagner sur tous les fronts. L'adversité doit nous motiver plus encore.

Mercredi 14 juin
Inconsistant comme avant une liquéfaction, je n'écris plus rien d'accrochant. L'existence s'est accommodée des urgences estudiantines, mais plus rien n'embrase mes sens, comme si aucune apothéose n'était en vue, même plus une simple progression. De fatigantes banalités simplificatrices, voilà tout ce qui subsiste de ma prétendue capacité littéraire.
Quelle méthode pour me transcender à nouveau, pour enfin allier profondeur et pertinence de la réflexion à l'incandescence du style vigoureux et dynamiteur ?
Parasité par d'incommodantes réflexions inachevées, je conforte ma dérive improductive. Etranger au bon fonctionnement humain, je chope ça et là quelques bribes revigorantes, sans parvenir à me laisser entraîner par le sens du contact.
Périlleuse analyse pour cerner les fondements de cette déliquescence.
Autre vocabulaire, abandon de certains tics langagiers, maîtrise de concepts trop systématiquement simplifiés. Retrouver ce goût instinctif pour l'effort et l'acquisition de connaissances nouvelles. Cette frange qui colporte son magma est indispensable au surpassement créatif. Ne suis-je productif qu'aux instant sombres de l'existence ?

Jeudi 15 juin
Pour le château, les élections municipales ont suscité une motivation inhabituelle. La liste Au demain que nous présentons a deux objectifs : éliminer de la scène municipale le titulaire du poste de maire depuis vingt-quatre ans, et contrer la liste Vivre à Au du Rotard, archétype du petit beauf obèse et alcoolo. Impossibilité pour nous de concevoir l'installation de cet abêtissant énergumène et de ses compères à la mairie de notre petit village. Nous savions notre ambition salvatrice quasiment irréalisable, tant l'électorat est à son image et se compose pour presque la moitié des membres familiaux ou assimilés. Mais par principe nous tenions à être là. Deux listes pour cent-un électeurs promettaient un dimanche épique.
La veille, dans les rues d'Au, Rotard et un colistier nous interpellent, Hubert et moi. Nous ne cédons pas à la douce tentation de jouer du poing et des lattes avec le bide mou et la tronche hargneuse du pote Rotard. Dommage pour le spectacle préélectoral.
Tout ce bon pôple qui s'étripe et s'insulte au quotidien et qui, pour des raisons purement économiques, se retrouve comme un seul homme pour glisser le même bulletin dans l'urne, c'est pour le moins fendard.
Nous avons sans nul doute gâché leur democrat's party : ils n'ont pas pu, cette fois-ci, déballer les saucissons et ouvrir la gniole dans la salle de vote. Hubert présent comme assesseur, les autres personnes du château se sont relayées deux par deux toutes les heures. Tenus en bride toute la sainte journée, peu de bronchements ont perturbé les votes. Seul le maire nous a offert sa louferie bruyante de temps à autre.
Comme prévu, la liste Rotard s'est imposée à coup de complicités, de menaces et d'injonctions. Rien à espérer du système médiocratique, si ce n'est le règne de la crasse.
Avant même que le dépouillement des bulletins ne commence, je lis au public une déclaration qui annonce clairement la nullité du scrutin. Là encore, le droit s'impose. Score écrasant pour nos adversaires bien entendu. A nous de décider si nous le laisserons exister.
Après ce triste résultat, on peut stigmatiser les faiblesses du système électoral. Le choix des hommes qui exercent un pouvoir délégué ne se fait pas en fonction de leur valeur, mais au prix d'influences douteuses et d'ineptes critères. L'état guerrier pourrait-il chambouler ce parterre de la compromission ? Comme un traumatisme rédempteur, la violence appliquée sans ménagement liquidera-t-elle les salauderies ambiantes, dynamisant l’impotente société républicaine qui s'affaisse jusque dans ses communes ? La rigueur et l'intégrité n'irriguent plus depuis belle lurette les instances de direction. Des mesures radicales ne s’imposeraient-elles pas ?

Juillet/Août


Samedi 29 juillet
Me serais-je lassé de cette écriture au fil des événements, de cet exercice de consignation des faits saillants ? L'écriture ne m'agrippe plus depuis de trop nombreuses semaines, d'une densité pourtant non négligeable.
Je profite d'être sous le toit d'une des romancières les plus lues dans l'hexagone pour reprendre la plume, avec une appréhension non dissimulée.
Madeleine a bien évidemment accepté de préfacer l'édition des Souvenirs de Saintes de Robert Rivaud, le feu receveur principal de la ville et grand ami de son père, Robert.
Cette visite prend des allures de villégiature.
Dès ma descente de train à Limoges, je retrouve Madeleine pour visiter la propriété abandonnée d'un Américain iconoclaste, Karl-Edward Haviland. Epris de la porcelaine limogeote et n'ayant pas la possibilité d'en importer suffisamment dans son pays, il décide de créer sa propre fabrique. Magnifique aventure humaine qui lui apporte la fortune. De là, à partir d'une vieille bâtisse sans prétention, il modèle son paradis : le château du Reynou et ses soixante-dix hectares de terre. D'un physique de patriarche, mais poète dans l'âme, il ne se doutait peut-être pas que ses enfants s'entre-déchireraient. Le domaine est alors racheté par un Japonais qui tente d'y établir un séminaire pour petits orientaux amoureux de la civilisation française. Il fait refaire toute la toiture et découper le second étage en petites chambres austères. Comble pour un homme du Soleil levant, il fait faillite, à croire que la propriété porte malheur. La vente du domaine est faite à la banque Tarneaud qui n'a aucun moyen de l'entretenir et cherche aujourd'hui à s'en débarrasser.
Nous arrivons sur les terres d'Haviland, glissant vers un autre monde. La grosse Volvo empreinte les sentiers et nous nous arrêtons près des dépendances. L'abandon par les hommes profite à la nature qui redouble de vigueur pour tout envahir.




Pascale L., amoureuse du lieu et en préparation d'un mémoire sur son créateur, doit nous faire visiter l'intérieur du château.
Nous profitons de notre avance pour plonger dans la luxuriance du parc aux mille essences. Chacun armé d'un appareil photographique jetable, nous mitraillons les arbres et les épineux plus que centenaires, le château qui trône et se cache derrière cette verdure incontrôlée, les dénivellations et les marécages, la piscine et les petits ponts de béton imitation vieux bois et couverts de mousse naturelle. Les émotions se contredisent : séduction par la magie du site et tristesse de sa désertion par les hommes.
Si les conseils général et régional unissaient leurs moyens financiers, ce pourrait être un fantastique parc naturel, et notre association culturelle pourrait établir dans les murs un gigantesque centre de la monographie des villes et villages du monde entier. Fabuleux projet, mais ô combien semé d'embûches et de difficultés pour sa réalisation.
L'intérieur du château nous navre plus encore. Dès l'entrée, le vandalisme s'impose dans sa plus sommaire stupidité : fenêtres cassées, restes d'un début d'incendie... Les pièces n'ont plus l'aspect que de vieilles carcasses dorées. Dans deux salles du bas, le Japonais a installé des jakusis. Le côtoiement des genres laisse songeur.

Dimanche 30 juillet
Suite de la visite.
Les pièces du château farfelu ne livrent pas tous leurs secrets. Leur nudité brute de décoffrage parachève l'abandon du lieu. Un homme était parvenu à réaliser son paradis terrestre et une génération a suffi pour l'anéantir. L’infernale déliquescence a de supérieur à la vertu constructive d’aller dans le sens naturel des hommes.
Nous rejoignons ensuite Eymoutiers et la propriété de Madeleine, dite Château de la Sauterie. Dans la voiture, elle me montre la colline abondamment boisée et toutes les terres alentour qui lui appartiennent : au total soixante-dix hectares. Nous tournons dans une espèce d'allée cavalière bordée d'arbres qui forment un dôme parfait. Les chiens de Madeleine, Léon et Lola, courent à notre rencontre et nous fêtent dans la Volvo.
La grosse demeure est de type féodal, en pierres de taille avec une tour ronde accolée. Magnifique endroit : la bâtisse surplombe un parc entretenu avec goût et des bois abondants. Un lieu de ressourcement par excellence. L'intérieur est rustique et cossu. La chambre d'amis est d'une autre époque, le bois règne en maître avec tableaux, objets précieux et vieux ouvrages. La salle de bain est immense. Je suis reçu comme un prince.
Le soir, dans le grand lit de bois, je feuillette quelques bouquins anciens, notamment une Encyclopédie pratique des connaissances utiles ainsi qu'un ouvrage sur les sarl et leur régime d'après la loi du 7 mars 1925 écrite par le grand-père de Madeleine, Fernand Chapsal, sénateur, rapporteur devant le Sénat, directeur honoraire au ministère du commerce et de l'industrie, ancien ministre. Je jette aussi un œil sur un dactylogramme qu'une dame a envoyé à Madeleine, après avoir appris qu'elle connaissait un éditeur de régionalisme pratiquant le tirage limité. Je m'endors ensuite comme une loutre.
Le vendredi, avant notre départ pour Saintes, Madeleine me fait découvrir le nouveau musée consacré au peintre Ribeyrolles, encore vivant. Je découvre des toiles gigantesques où la noirceur de la vision fait parfois frémir.
Après avoir rendu visite à Mme J., la libraire d'Eymoutiers, nous nous rendons à Nedde, pour y admirer la porcelaine Haviland.
Le voyage vers Saintes ; l'arrêt à Jarnac au musée des donations de François Mitterrand ; la découverte de la demeure bourgeoise et de son jardin intérieur ; la connaissance de la tante Fernande, sœur de Robert Chapsal, 88 ans aujourd'hui, et du couple D. ; visite le samedi à Jeanne R., recherche de vieilles photos ; la plage de Royan où ont été photographiés Robert Chapsal et ses deux filles, vue retenue pour la couverture de Cent ans de ma vie.
Attentat terroriste en France. La dernière émotion que j'ai eue liée à l'actualité n'avait pas cette proximité avec l'événement. Il s'agissait de l'extermination systématique des habitants d'une ville de la feue Yougoslavie par je ne sais plus quelle partie belligérante. Là, le coup est plus rude, source d'une incontrôlable méfiance envers mes congénères.
A la station Saint-Michel, dans le RER B, la bombe de plusieurs kilos déchire les parois du wagon, foudroie les fenêtres et projette les débris tous azimuts. Des corps de dizaines de personnes en chopent au passage. L'abondante fumée évacuée, la sanguinolence s'offre, avec gémissements et appels désespérés.
Dans l'ensemble, les voyageurs indemnes restent calmes, comme abasourdis et pétrifiés de terreur par le macabre spectacle. Les secours s'organisent très vite, l'efficacité est de rigueur.
Le drame m'est d'autant plus proche que je connais par cœur le quartier Saint-Michel et que j'ai emprunté très souvent ce rer pour descendre à Luxembourg (une station plus loin) et me rendre à l'université de Paris I.
Sitôt informé de la folie terroriste, je me projette mentalement sur les lieux et je retiens un gerbage de dégoût.

Mercredi 2 août
Lutèce m'attend. Je quitte Madeleine Chapsal qui me remercie de ce séjour. Je ne puis qu'en dire autant.
Bravo au président Jacques Chirac d'avoir emmerdé tous les gesticulateurs écologiques et décidé la reprise des essais nucléaires. Toutes ces nations, l'Australie en tête de proue, qui fustigent notre pays, ne se remuent pas beaucoup dans le règlement des conflits internationaux.
Tester ma capacité à écrire dans un lieu animé me démontre le parasitage destructeur qui terrasse chaque germe de ma pensée. Le seul moyen pour que l'inspiration et la réflexion ne se vautrent pas dans l'inconsistance, c'est l'absorption de quelques boissons alcoolisées. Les limbes qui se forment entre les alentours et mon propre univers littéraire sont alors suffisamment épais, pour ne pas me laisser phagocyter par la puissance attractive du monde environnant, et assez fins pour que je m'imprègne des faits qui appuieront mes vaga­bondages.
Quelle pitoyable farce nous joue l'Organisation des nations unies et ses membres ? La SDN a disparu pour moins que cela.
L'union actuelle rassemble la meilleure mouture de ce qui peut se concevoir dans l'inefficacité décisionnelle, la stérilité de toute concertation et l'indétermination de toute résolution. Un fatras d'inutilités, d'intérêts inconciliables, de misérabilisme gouvernemental, qui coûtent une fortune à la prétendue communauté internationale.
Tant qu'une puissance ne prend pas la décision d'intervenir à titre personnel, comme les Etats-Unis, lors du conflit irako-koweïtien, rien ne peut être espéré des réunions des Onusiens pour la parade, pauvres fonctionnaires en proie à l'indécision qui désespère les plus obstinés. En attendant, les cadavres restent une récolte facile pour les guerriers terrorisants.
L'ordre juridique international ? La plus formidable escroquerie intellectuelle des démocraties occidentales.

Septembre

Samedi 2 septembre
Minuit trente. La rentrée pointe déjà. Les combats ne manquent pas à l'horizon. Point besoin d'aller gigoter du canon dans des contrées lointaines, j'ai tout ce qu'il faut à domicile.
Les échos de mon année de purgatoire ne doivent pas être négligés. Je dois m'efforcer d'être toujours au front et de ne pas laisser mes flancs à découvert.
Pour les études, après une énième tentative de décrocher enfin la maîtrise de droit, je vais m'orienter vers les lettres à la Sorbonne, et pousser jusqu'au doctorat.
Le plus passionnant, mais aussi le plus ardu, des combats qui s'annoncent, est celui qui m'ouvre la voie de la responsabilisation professionnelle et me permet l’indépendance. Par l'établissement à Paris d'une association culturelle inspirée de MVVF j'essaierai de créer un bouillonnement de bénévolats autour de projets éditoriaux. Encore faut-il trouver de la bonne pâte humaine.
Pour que mon autonomie matérielle prenne rapidement forme, je vais tenter de proposer ma plume pour quelques piges.
Autre projet à étudier : l'idée d'une association qui pratiquerait de l'édition à compte d'auteur, de qualité.
Je dois réduire les futilités de mon existence et me consacrer, avec toute la passion et le mordant requis, à ces axes.

Vu ce soir un portrait de la sublime Claudia Schiffer. Une fraîcheur qui enchante tous les sens. Pour parvenir à ce niveau dans cette profession, il est bien certain que seule, une plastique exemplaire, bien qu'essentielle, ne suffit pas. La profonde gentillesse, la disponibilité non putassière, l'élégance de l'âme et une certaine forme de naïveté (peut-être jouée), pour Schiffer, complètent la magnificence du tableau.
A quelques années-lumière, bien que traitées avec tout autant d'attention par Big Média, les têtes à claques de Greenpeace. Dommage que nos services secrets n'aient pas véritablement neutralisé cette inutile organisation, gonflante au plus haut point.


Dimanche 3 septembre
De bon matin, le train me ramène au château. Quelques petits rayons de soleil me réchauffent comme un dernier soubresaut de l'été.
En fin de semaine dernière, drame pour le président de l'Office d'édition, François Richard. Le poignet gravement cassé, déconnecté d'avec l'avant-bras, après une chute à l'arrêt... sur des rollers.


Lundi 4 septembre
Hier, le déjeuner dominical s'est prolongé douze heures. Panorama des déficiences de notre vie, et traitement chirurgical de quelques problèmes urgents. Heïm renoue avec sa tradition des repas-catharsis. La responsabilisation individuelle pour tous les actes de la vie au château, l'enfer que représentent tous nos accommodements avec l'existence, depuis la médiocrité de la nourriture servie jusqu'aux négligences innombrables qui mettent en péril la pérennité de la propriété. Enfin, et pour une large part, Heïm a traité de la dégradation des rapports de chacun avec Hubert, engendrée par ses actions, son attitude, en fait sa manière d'être et de concevoir la vie. Dès qu’il est présent, malgré ses indéniables qualités, il draine un mauvais climat et crée des tensions frôlant parfois le point de rupture. Tout le monde espère qu'il aura saisi les reproches principaux et qu'il modifiera en conséquence son attitude. Autrement, il est probable que sa vie se déroule ailleurs.
Ce jour, au tribunal d'instance de Laon, dans une affaire opposant la sci du château d'Au aux assedic de l'Aisne. Toujours l'impression, à ce degré de juridiction, d'être à la rubrique des chiens écrasés. La petite misère, traitée avec solennité, laisse parfois une curieuse impression sur l'organisation humaine. La justice tombe ainsi dans de bien sordides affaires, banales au tréfonds.
Lorsque l’OPAC de Laon, qui attribue les locations HLM pour la ville, annonce ses réclamations d'autoriser l'expulsion pour loyers impayés, les créances atteignent souvent et dépassent parfois la centaine de millier de francs. Le loyer, avec les aides accessoires, peut parfois se réduire à cinq cents francs. Au bout de six ans d'occupation sans versement d'un centime, on peut comprendre les réclamations de cet organisme. En face, comme défendeurs, des traîne-misère à la gueule déformée, à l'expression mongolienne, des humanoïdes échoués de toutes parts qui n'ont plus d'autre champ de conscience que l'instinct de leurs besoins et de leurs désirs au gré du hasard et des pressions extérieures.


Mardi 5 septembre
Dans la série le peuple est con a priori, l'intervention télévisée du président Chirac, au journal de 13 heures sur France 2, m'a ravi.
Le journaliste essaie de titiller sa fibre populacière à propos d'un sondage où plus de 60 % de Français désapprouveraient la reprise des essais nucléaires. Hiro-Chirac, comme le surnomme les pisseurs verts (traduisez Greenpeace) ne se laisse pas démonter : « Si vous aviez sondé les Français dans les années 30 sur la mécanisation de notre armée, vous auriez eu plus de 80 % de refus chez les Français » dit-il en substance. En clair : on ne va pas mettre la décision de questions aussi graves entre les mains d'un peuple à la capacité d'analyse aussi limitée. Enfin une bonne parole. Merci Président.
Je vois Madeleine Chapsal jeudi à midi pour qu'elle me montre les photos du Reynou qu'elle a prises lors de notre visite.


Samedi 16 septembre
La rentrée est pour moi des plus intenses. Je quitte Paris à l'instant pour retrouver le château. La rythmique ferroviaire me calme un peu.
Le jeudi 7 septembre, je déjeune et passe l'après-midi avec Madeleine Chapsal de passage éclair dans la capitale. Je l'informe de l'avancement du travail pour Souvenirs de Saintes et lui expose mes différents projets pour l'année : instituer une antenne associative à Paris pour MVVF, trouver des étudiants en histoire pour rédiger à titre bénévole des monographies cantonales, trouver des rédacteurs en chef dans la presse séduits par l'idée d'une chronique sur les villes et villages de France. Atla, atla, le pain est sur la planche.
Vu, ce jour, Jacqueline Kelen.


Vendredi 22 septembre
Bientôt le gong de minuit. Encore une fois, isolé par je ne sais quelle nature de putois dans l'âme. Je repousse et je ne saisis pas. Ma promenade nocturne aurait pu dévier vers une expédition punitive à l'aveugle, meurtrière, au hasard des répulsions, de la haine à gerber.
Aurais-je en moi cette fibre misanthropique qui terrasse mes quelques soupçons d'humanité ?
Toujours tenter ici la confession, sans provoquer de virement fondamental dans ma nature à chier.
Quel intérêt puis-je susciter, si je ne rentre pas dans leurs babils frivoles ? C'est moi le coupable à écharper, pas les alentours.
Sans aucune attache sentimentale, j'ai beau jeu de m'ériger tombeur de la nouvelle heure. Gonflement de chevilles. Rien d'accrocheur, de la pure hygiène sans essentialité.
J'attise les dégoûts.
Guillaume Apollinaire sur plaque bleue et verte, moi le cul calé dans une chaise d'osier du Bonaparte, je me réduis à pas grand chose.
J'ai l'amer et absurde sentiment d'être abandonné par mon époque et ses îlots grouillants.
A deux pas du Flore et des Deux Magots, je devrais transcender toutes les misères internes.
A voir tous ces couples harmonieux, toutes ces bandes déconnantes, je ronchigne (entre rechigner et ronchonner) et me morfonds dans le nihilisme suicidaire.


Dimanche 24 septembre
Je prépare la sortie des passages de mon journal qui concernent l'actualité, ma vision du monde, mes réflexions diverses n'abordant rien de personnel.
Juste le temps de corriger le style et cela devrait sortir début 96. Pour le titre, étant donné la tendance pamphlétaire des écrits, je suis la piste accrocheuse, arrachante. Je me rappelle alors le titre trouvé pour une pièce restée à l'état embryonnaire, Au festin des infâmes. Ce pourrait être un clin d'œil à Marc-Édouard Nabe qui publiait il y a tout juste dix ans son brûlot Au régal des vermines.
Insatisfait comme à l'habitude, je m'immerge à nouveau dans mes divagations littéraires. Coups de crocs, voilà qui cogne à point, et traduit au poil ma tendance systématique à charcuter tout ce qui ne bouge pas comme il faut. Par souci de vérifier l'originalité véritable de l'idée, je tapote les trois mots sur l'ordinateur de la Bibliothèque nationale. Horreur et damnation : un sieur Erle Stanley est traduit sous ce titre en 1983.
La mésaventure de découvrir un devancier était aussi arrivée pour l'idée première de titre du premier tome de mon Journal : Sur le fil du rasoir piqué par Boris Eltsine.
Après quelques découragements, je suis retenu par une nouvelle idée toujours aussi délicate : L'orgie des raclures (périphrase de festin des infâmes, mais bon). Vérification faite, je suis seul sur le coup. Rassuré, j'adopte l'image pour stigmatiser la cible de mes charges encrées.


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Madeleine Chapsal
[...] 87120 Eymoutiers
Au, le 22 septembre 1995
Chère Madeleine,
Merci pour le charmant petit ouvrage que vous m’avez envoyé et pour sa touchante dédicace. Ce vagabondage pour enfant rêveur ne m’a pas encore abandonné, et j’espère bien le cultiver jusqu'à mon ultime soupir.
Je forme bien sûr tous mes voeux de bonne santé pour votre chêne tricentenaire. Qu’il se porte comme un charme, si j’ose le mauvais esprit.
La bonne nouvelle m’est venue aujourd’hui de M. C., maire adjoint de Saintes, qui me confirme l’achat de 80 exemplaires de Souvenirs de Saintes par la mairie (copie jointe du courrier). Je lui envoie ce jour une lettre de remerciements.
J’aurais en principe le bon à tirer du récit de Rivaud, la semaine prochaine. Je pourrai vous l’envoyer ou vous l’apporter à Paris si vous y êtes.
Avec toutes mes amitiés.

Octobre

Mercredi 18 octobre
Peu de temps pour écrire, les activités éditoriales monopolisent l'essentiel de mon temps.
Souvenirs de Saintes de Robert Rivaud vient de paraître. La couverture, essentielle pour la bonne diffusion d'un titre, rassemble joliment une photo de l'auteur en sous-officier et une vue de la cathédrale de Saintes. Le noir et blanc conforte l'esthétisme un peu pathétique. La préface de Madeleine Chapsal est indiquée, comme prévue, ce qui facilitera aussi sa promotion.
J'envoie chier aujourd'hui un certain M. P. de la maison de la presse de Saintes. Il remet en cause notre honnêteté et s'adjuge le droit de modifier les accords passés. Madeleine est d'accord avec moi : la vente signature qu'elle devait faire chez eux le 18 novembre bénéficiera à un autre libraire de la ville. Présomptueux et sûr de son importance essentielle à Saintes, il va en prendre plein les dents.
La relation très amicale avec Madeleine ne faiblit pas. Deux correspondances curieuses, voire troublantes, que je veux inscrire ici.
Tout d'abord, invité, ainsi que Madeleine, chez un couple de musiciens (le mari est l'un des principaux compositeurs de Serge Lama) nous écoutons leur travail de mise en musique des poésies de Chapsal. Raccompagné le soir, j'apprends à Madeleine l'adresse de mon pied-à-terre parisien : square de Châtillon, petite impasse tout juste visible sur un plan. Dans son dernier roman, Une soudaine solitude, l'héroïne est inspirée d'une femme, amie de Madeleine, qui est morte au 15 de ce même Square.
Second élément. Mes démarches pour m'inscrire en maîtrise à l'université Paris IV aboutissent, suite à une erreur d'expédition de mon courrier de motivation, à une rencontre avec le directeur de l'ufr de lettres de Paris III, Sorbonne nouvelle, un certain Marc D. J'apprends à cette occasion qu'il est le spécialiste de Roger Nimier, et qu'il connaît l'ouvrage de François Richard, Les Anarchistes de droite dans la littérature contemporaine.
Il reconnaît les points forts de mon dossier, mais se range dans un premier temps derrière les obligations administratives : point d'inscription en maîtrise si je ne suis titulaire que d'une licence ou d'une maîtrise de droit. Après consultation des services, il revient enjoué : il possède plus de pouvoirs qu'il ne l'imaginait, et peut me garder en maîtrise.
Je rapporte à Madeleine mes futures activités estudiantines et la passion très probable de mon directeur de mémoire pour le hussard Nimier. Court silence et Madeleine me confie : « Vous savez que j'ai été la petite amie de Roger Nimier, je possède une correspondance amoureuse avec lui ». Marc D. n'en savait rien. Je lui apporterai la copie d'un de ses courriers.
Mon sujet probable de mémoire : l'aristocratisme libertaire. Mes deux travaux complémentaires : les hussards et les écrivains français sous l'occupation.
Voyage de deux jours, la semaine dernière à Bargemon, pour essayer de sauver le projet proposé par Jacques D.
En France, les attentats se poursuivent. Le GIA les a revendiqués officiellement et demande, entre autres choses, la conversion du président Chirac à l'Islam !

Vendredi 27 octobre
Vu Madeleine Chapsal, mercredi soir, chez elle. Nous déterminons les corrections à faire pour Souvenirs de Saintes.
Elle me fait découvrir, comme promis, sa correspondance avec Roger Nimier. Une bonne cinquantaine de petits mots incisifs, délirants, de fausses lettres anonymes, de longues missives, etc.
Cette petite anecdote : un soir, elle arrive dans un restaurant avec un certain Dominique B., connu de Nimier. Celui-ci est présent par hasard. Il aperçoit Madeleine Chapsal puis, voyant qui la suit, se retourne brusquement sans la saluer. Il lui expédie plus tard un courrier écrit en grosses lettres rouges avec des phrases comme : « J'espère que ce Dominique B. vous a bien enfilé ce soir », en substance...
Je découvre aussi le reste de ses correspondances, plus calmes, mais de non moins prestigieuses signatures : Georges Bataille, Henry de Montherlant, Jacques Lacan, Jacques Prévert, Bruno Bettelheim, Françoise Giroud, etc. Une galerie éclectique. Elle me signale aussi que c'est grâce à Roger Nimier qu'elle a pu rencontrer Louis-Ferdinand Céline afin de l'interviewer pour l'Express.
Elle me fait cadeau à ce propos d'un enregistrement de Destouches dont elle ne connaît pas la provenance ni la date.


Reçu un bref courrier minable et insultant de Leborgne en réponse au long historique que je lui avais adressé début octobre.


Platitude de l'actualité. Jacques Chirac est intervenu hier soir sur France 2 pour convier les Français à se serrer les coudes et à vider un peu leur bourse pendant deux ans afin de résorber une petite partie du déficit budgétaire de la France, pas moins de trois mille milliards !!! Chiffre cosmologique...

Novembre/Décembre

Madeleine Chapsal
[...] 75016 Paris
Au, le 2 novembre 1995
Chère Madeleine,
Merci de votre envoi de l’ouvrage Une femme en exil qui révèle à l’état brut mes écorchures d’un désespoir constructeur.
Avec l’éclairage de R.N., et ses folies épistolaires, je n’en ai que plus apprécié la tonalité.
Je me permets de vous envoyer la copie d’un petit poème, Affres oniriques, que j’avais écrit en novembre 1986, et que je trouve en symbiose avec les trois phrases notées page 45 de votre livre : « Je suis isolé de tout - d’eux par le temps, du présent par eux. La mort seule est réconciliation. O tombe mort. »
Je conclue mes affres, comme en écho : « Isolé partout, / Baigné dans tout, / J’expire. / Drainée par la vague purulente, une larve est morte. »
D’une facture plus joyeuse sont les poésies saintongeaises trouvées dans un ouvrage intitulé Monologues, chansons, poèmes, récits écrit par un nommé Goulebenèzen et publié en 1947 aux éditions L. Lefebvre (Paris). Celle sur la bombe atomique est particulièrement cocasse...
Je vous souhaite une très bonne lecture et à très bientôt.



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Vendredi 24 novembre
23h05. A mon ordinateur, j'engrange les pensées de Léon Bloy qui vont constituer une partie du fondement de mon mémoire de lettres modernes consacré à L'aristocratisme libertaire chez Bloy, Léautaud et Heïm.
Situation professionnelle délicate. Il faut se surpasser pour que l'activité se redresse.
Tendre relation avec une jeune violoniste, Sophie B.
Froid probable avec le pater, après que je lui ai annoncé ne pas pouvoir me rendre à son mariage avec Anna, puisque je dois garder le château laissé à mes soins pour la matinée de samedi.
Je bâcle ce journal, c'est dommage. Certains détails, les subtilités de l'existence doivent être fraîchement notées pour garder leur relief. Pas l'esprit à l'épanchement ces derniers temps.
Séjour à Saintes, chez Madeleine Chapsal, du vendredi 17 au dimanche 19 novembre pour la vente-signature à la librairie Santone. Visite d'Yves Gilbert (musicien et compositeur de Serge Lama) et de son épouse.
Voilà quelques notes échevelées que je reprendrais peut-être quand je serais dans de meilleures dispositions.
Je me concentre sur la conception et l'organisation de mon travail universitaire. Ne pas manquer le coche cette fois-ci.


Dimanche 10 décembre
Pris ce matin 6h30 un bus à Laon, destination Paris. Depuis bientôt trois semaines les cheminots ont cessé de travailler, pour cause de revendications sociales. En premier lieu, le maintien d'un privilège de l'époque des locomotives à charbon : trente-sept ans et demi de cotisations pour obtenir une retraite pleine, et non quarante comme le commun des travailleurs du privé. Puis, pêle-mêle, des approximations politico-syndicales focalisées, comme une antienne abrutissante, sur le « retrait du plan Juppé ».
Toute une série de fonctionnaires ont suivi le mouvement des hommes du rail, chacun y allant de sa ritournelle particulière, tous imperméables à un quelconque raisonnement. sncf, ratp, Poste, edf, impôts, douane, France Telecom, etc. La paralysie des transports et des centres de tris postaux occasionne les plus graves désagréments.
Les enfanteurs de ces mouvements sociaux, chatouilleurs du pouvoir, sont des étudiants en mal de locaux et de professeurs.
On pourrait décortiquer chaque point, tous les détails de leurs attentes, mais chacune ne peut se résoudre que par des dépenses supplémentaires. Or l'endettement du pays n'est plus tenable. Le gouvernement Juppé choisit de lancer de profondes réformes pour assainir les comptes du pays, mais sa méthode, pour faire passer ces nouveaux efforts, se révèle désastreuse et autorise tous les à-peu-près des grévistes.
Nous parlions hier, avec Heïm et Hubert, de ce qui distingue un simple homme politique d’un homme d'Etat. L'homme politique, comme l'incarnent si bien Chirac et Juppé, s'il n'a pas cette capacité d'appréhender et un recul suffisant par rapport à ses responsabilités dans l'Etat, ne pourra affronter aucune situation d'exception. Des Mitterrand, Rocard, Delors, Balladur et Pasqua sont des hommes d'Etat, chacun avec sa teinte, sa texture.
Ici, la réaction gouvernementale pouvait se résoudre à une alternative simple : négocier immédiatement ou réprimer efficacement. Faire l'autruche est la pire des attitudes. Jouer le pourrissement en donnant l'impression d'une fermeté accommodante, c'est risquer la réaction violente des gesticulateurs.
Au bout du compte, Juppé en viendra à négocier plus ou moins profondément son plan, et le pays aura perdu quelques semaines, quelques milliers d'entreprises contraintes au dépôt de bilan et sa crédibilité sur la scène internationale.
Le septennat des gourdes, voilà ce que laisse préfigurer l'arrivée de Chirac à l'Élysée. L'intention de fond n'est pas blâmable, bien au contraire. D’une part, les socialistes, piteux, savent pertinemment qu'ils sont les principaux responsables des endettements hémor­ragi­ques. D'autre part, des constatations simples doivent être faites et provoquer des évolutions dans le fonctionnement d'institutions comme la sécurité sociale ou les caisses de retraite.
Gouverner ne se limite pas à réfléchir, à proposer des solutions et à insuffler des réformes. Une partie d'alchimie irrationnelle entre en jeu, et l'art de mener un pays vers son redressement doit passer par une mécanique subtile où s'entremêlent lobbies, pressions, humeurs, et fantasmes en tous genres.
J'ai beau jeu, moi le rikiki scribouilleur sans pouvoir, de conseiller dans le vide. Citoyen français amoureux de son pays, c'est bien le moins que je puisse faire. Si Révolution il doit y avoir, alors je laisserais tomber ma plume pour choisir mon camp et devenir un guerrier.
Big Média ouvre ses ondes aux abrutis, aux incultes baveux, aux échoués fort en gueule. La démocratie est une poufiasse caséeuse aux fondements écartés pour les enculeurs de mouches.
Les casseurs, par exemple. Facile de vandaliser, accrochés comme des merdes filandreuses aux fins de défilés, lorsque les forces de l'ordre ont la consigne de faire tampon, en limitant la répression au strict minimum. Il suffirait d'envoyer quelques commandos dirigés par des hommes de la trempe d'un Bob Denard, soutenus par quelques tanks, pour voir les cagoulés filer en diarrhées foireuses.
Que soulèvent-ils comme voitures ces branleurs ? Des petites cylindrés de pauvres gens sans moyens. Que détruisent-ils ? Le matériel payé par chacun d'entre-nous, les locaux des étudiants désespérés par leurs conditions de travail. Qu'est-ce sinon d'extrêmes et minables salopards ? Ils ne se risqueraient pas à l'assassinat de grands pontes politiques ou économiques et encore moins au coup d'Etat. Non, ils jouissent, comme des fientes, à détruire des trains de banlieues... curieux non ?