Novembre/Décembre

Madeleine Chapsal
[...] 75016 Paris
Au, le 2 novembre 1995
Chère Madeleine,
Merci de votre envoi de l’ouvrage Une femme en exil qui révèle à l’état brut mes écorchures d’un désespoir constructeur.
Avec l’éclairage de R.N., et ses folies épistolaires, je n’en ai que plus apprécié la tonalité.
Je me permets de vous envoyer la copie d’un petit poème, Affres oniriques, que j’avais écrit en novembre 1986, et que je trouve en symbiose avec les trois phrases notées page 45 de votre livre : « Je suis isolé de tout - d’eux par le temps, du présent par eux. La mort seule est réconciliation. O tombe mort. »
Je conclue mes affres, comme en écho : « Isolé partout, / Baigné dans tout, / J’expire. / Drainée par la vague purulente, une larve est morte. »
D’une facture plus joyeuse sont les poésies saintongeaises trouvées dans un ouvrage intitulé Monologues, chansons, poèmes, récits écrit par un nommé Goulebenèzen et publié en 1947 aux éditions L. Lefebvre (Paris). Celle sur la bombe atomique est particulièrement cocasse...
Je vous souhaite une très bonne lecture et à très bientôt.



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Vendredi 24 novembre
23h05. A mon ordinateur, j'engrange les pensées de Léon Bloy qui vont constituer une partie du fondement de mon mémoire de lettres modernes consacré à L'aristocratisme libertaire chez Bloy, Léautaud et Heïm.
Situation professionnelle délicate. Il faut se surpasser pour que l'activité se redresse.
Tendre relation avec une jeune violoniste, Sophie B.
Froid probable avec le pater, après que je lui ai annoncé ne pas pouvoir me rendre à son mariage avec Anna, puisque je dois garder le château laissé à mes soins pour la matinée de samedi.
Je bâcle ce journal, c'est dommage. Certains détails, les subtilités de l'existence doivent être fraîchement notées pour garder leur relief. Pas l'esprit à l'épanchement ces derniers temps.
Séjour à Saintes, chez Madeleine Chapsal, du vendredi 17 au dimanche 19 novembre pour la vente-signature à la librairie Santone. Visite d'Yves Gilbert (musicien et compositeur de Serge Lama) et de son épouse.
Voilà quelques notes échevelées que je reprendrais peut-être quand je serais dans de meilleures dispositions.
Je me concentre sur la conception et l'organisation de mon travail universitaire. Ne pas manquer le coche cette fois-ci.


Dimanche 10 décembre
Pris ce matin 6h30 un bus à Laon, destination Paris. Depuis bientôt trois semaines les cheminots ont cessé de travailler, pour cause de revendications sociales. En premier lieu, le maintien d'un privilège de l'époque des locomotives à charbon : trente-sept ans et demi de cotisations pour obtenir une retraite pleine, et non quarante comme le commun des travailleurs du privé. Puis, pêle-mêle, des approximations politico-syndicales focalisées, comme une antienne abrutissante, sur le « retrait du plan Juppé ».
Toute une série de fonctionnaires ont suivi le mouvement des hommes du rail, chacun y allant de sa ritournelle particulière, tous imperméables à un quelconque raisonnement. sncf, ratp, Poste, edf, impôts, douane, France Telecom, etc. La paralysie des transports et des centres de tris postaux occasionne les plus graves désagréments.
Les enfanteurs de ces mouvements sociaux, chatouilleurs du pouvoir, sont des étudiants en mal de locaux et de professeurs.
On pourrait décortiquer chaque point, tous les détails de leurs attentes, mais chacune ne peut se résoudre que par des dépenses supplémentaires. Or l'endettement du pays n'est plus tenable. Le gouvernement Juppé choisit de lancer de profondes réformes pour assainir les comptes du pays, mais sa méthode, pour faire passer ces nouveaux efforts, se révèle désastreuse et autorise tous les à-peu-près des grévistes.
Nous parlions hier, avec Heïm et Hubert, de ce qui distingue un simple homme politique d’un homme d'Etat. L'homme politique, comme l'incarnent si bien Chirac et Juppé, s'il n'a pas cette capacité d'appréhender et un recul suffisant par rapport à ses responsabilités dans l'Etat, ne pourra affronter aucune situation d'exception. Des Mitterrand, Rocard, Delors, Balladur et Pasqua sont des hommes d'Etat, chacun avec sa teinte, sa texture.
Ici, la réaction gouvernementale pouvait se résoudre à une alternative simple : négocier immédiatement ou réprimer efficacement. Faire l'autruche est la pire des attitudes. Jouer le pourrissement en donnant l'impression d'une fermeté accommodante, c'est risquer la réaction violente des gesticulateurs.
Au bout du compte, Juppé en viendra à négocier plus ou moins profondément son plan, et le pays aura perdu quelques semaines, quelques milliers d'entreprises contraintes au dépôt de bilan et sa crédibilité sur la scène internationale.
Le septennat des gourdes, voilà ce que laisse préfigurer l'arrivée de Chirac à l'Élysée. L'intention de fond n'est pas blâmable, bien au contraire. D’une part, les socialistes, piteux, savent pertinemment qu'ils sont les principaux responsables des endettements hémor­ragi­ques. D'autre part, des constatations simples doivent être faites et provoquer des évolutions dans le fonctionnement d'institutions comme la sécurité sociale ou les caisses de retraite.
Gouverner ne se limite pas à réfléchir, à proposer des solutions et à insuffler des réformes. Une partie d'alchimie irrationnelle entre en jeu, et l'art de mener un pays vers son redressement doit passer par une mécanique subtile où s'entremêlent lobbies, pressions, humeurs, et fantasmes en tous genres.
J'ai beau jeu, moi le rikiki scribouilleur sans pouvoir, de conseiller dans le vide. Citoyen français amoureux de son pays, c'est bien le moins que je puisse faire. Si Révolution il doit y avoir, alors je laisserais tomber ma plume pour choisir mon camp et devenir un guerrier.
Big Média ouvre ses ondes aux abrutis, aux incultes baveux, aux échoués fort en gueule. La démocratie est une poufiasse caséeuse aux fondements écartés pour les enculeurs de mouches.
Les casseurs, par exemple. Facile de vandaliser, accrochés comme des merdes filandreuses aux fins de défilés, lorsque les forces de l'ordre ont la consigne de faire tampon, en limitant la répression au strict minimum. Il suffirait d'envoyer quelques commandos dirigés par des hommes de la trempe d'un Bob Denard, soutenus par quelques tanks, pour voir les cagoulés filer en diarrhées foireuses.
Que soulèvent-ils comme voitures ces branleurs ? Des petites cylindrés de pauvres gens sans moyens. Que détruisent-ils ? Le matériel payé par chacun d'entre-nous, les locaux des étudiants désespérés par leurs conditions de travail. Qu'est-ce sinon d'extrêmes et minables salopards ? Ils ne se risqueraient pas à l'assassinat de grands pontes politiques ou économiques et encore moins au coup d'Etat. Non, ils jouissent, comme des fientes, à détruire des trains de banlieues... curieux non ?

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